C’est du théâtre comme il était à espérer et à prévoir
Reprise
du premier spectacle de Jan Fabre créé en 1982. Kaaitheater
Le lundi 11 mars à Ixelles,
Chère vous,
Je vous écris car la très
longue soirée que nous avons passé ensemble ne cesse d’être ressassée par mon
esprit et je ne pense pas retrouver le sommeil tant que je ne vous aurez pas
décrit mes sentiments pour vous et la manière dont j’ai vécu ce moment pour le
moins perturbant.
Alors que j’étais assis aux
côtés d’autres personnes, l’arrivée que vous et vos amis avez faite a été pour
le moins remarquée. Il faut dire que prendre des chaises, et bien plus qu’il ne
vous en fallait pour vous neuf, aller vous installer au fond dos à nous, tout
cela pour trépigner d’impatience jusqu’à atteindre des comportements qui ne
sont pas normaux en société, du moins pas dans la nôtre... enfin il faut dire
que vous faisiez tout pour l’être, remarqués.
Mais c’est à l’instant où
vous vous êtes détaché de ce groupe pour venir nous parler que je suis tombé dans
l’état de subjugation duquel je ne puis me sortir. Cette provocation qui est la
vôtre, cette pudeur relative, ce phrasé hautain rajoutant à votre accent
anglais plus de snobisme qu’il n’en faudrait à dix anglais pour être eux-mêmes,
ce grain de voix si particulier, ces manières déplacées, cette manie que vous
avez de répéter les mêmes gestes et les mêmes paroles sans cesse. Ces attributs
font votre cohérence et ils font que je ne me suis levé de mon siège qu’au bout
de six heures.
Si vous en étiez resté là, je
vous aurai cependant probablement oublié. Non que cette fascination soit chez
moi fréquente, mais plutôt que le fanatisme n'est pas tellement dans mes
cordes. Seulement, j’ai eu l’impression de vivre en une nuit, une relation
de plusieurs années, et même plusieurs relations de plusieurs années. Sur les
huit heures que nous avons passé l’un près de l’autre, je suis passé de la
contemplation, à l’admiration, au dégoût et à je ne sais quels autres
sentiments étranges, forts et contradictoires.
J’ai payé pour vous voir, je
me suis vu vous découvrir, je vous ai vu vous énerver, je vous ai vu aimer,
vous déshabiller et vous rhabiller de nombreuses fois, avoir faim à en lécher
la nourriture sur le sol, être rassasiée de produit à en faire une overdose. Je
vous ai vu dans vos moments de fatigue extrême, répétant des gestes à bout de
force, dans vos moments de joies et de folies, ou même tremblant nue sur le sol
sous le regard des spectateurs halluciné assistant à la scène. Je me suis vu
jaloux vous voyant au contact d’autres personnes.
Je vous ai trouvé tantôt
belle, tantôt repoussante, tantôt excitante, tantôt inaccessible, tantôt
extraordinaire, tantôt commune, j’ai été fier de vous voir si combative et déçu
de vous voir prendre part à des visions artistiques à mon goût trop
sexistes.
C’est pour l’ensemble de ces
raisons que j’écris cela. Car malgré le grand nombre de spectacle que je vois,
c’est la première fois que je suis marqué de la sorte, au point d’en être
hanté. Enfin, sauf si l’on compte mon ex copine... et ma dernière aventure...
De toute façon ce n’est pas la question, on est toujours l’un ou l’une parmi
tant d’autres sur un point. Mais l’important est d’être l’exception sur
d’autres points. Prenons un exemple au hasard : moi. Je ne suis que l’un parmi
tant d’autres spectateurs que vous avez fasciné l’autre soir, mais je suis
peut-être l’unité qui vous envoie un tel message. Peut-être que parmi tant
d'autres qui en envoie un, je serais l'exception à laquelle vous aller
répondre. Ou peut-être encore que parmi tant d’autres à qui vous
répondrez, je serais celui dont le message ne vous laissera pas indifférente.
Et sachez que si les messages de ce genre ne vous laisse jamais indifférente,
n’être qu’un parmi tant d’autres sera pour moi un plaisir certain.
Je conviens toutefois que mon
courrier peut vous paraître soudain, précoce et quelque peu effrayant et que
notre relation n’existant pour l’instant qu’à sens unique, commence de manière
entièrement dissymétrique, ayant eu de mon côté le temps de vous scruter sous
toutes vos coutures et émotions huit heures durant.
Ma mémoire est apparemment
con- damnée à se voir graver des souvenirs immuables par votre metteur en scène
contre son gré. Je garde en effet depuis quelques années un très mauvais
souvenir d’un de ces spectacles les plus récents que je me délecte à descendre
en flèche dès que l’occasion se présente. Cette fois-ci, la gravure sera de
nature agréable et je chercherais d’ailleurs à en prolonger les motifs dans une
semaine. Ce spectacle a du perdre énormément de son impact en trente ans,
seulement l’impact que vous avez eu sur moi restera intact longtemps.
Quant au titre du spectacle,
il était annonciateur mais quelque peu réducteur, c’est bien un moment de
théâtre comme il était à espérer mais, au risque d’en perdre la saveur, c’est
bien un moment qu’il ne fallait surtout pas prévoir.
Publié dans Le Suricate magazine n°14
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